Entre Tunis et La Marsa, circulait le petit train à vapeur acquis aux enchères par la Compagnie italienne Florio-Rubattino, et qui, en une demi-heure, contournait sur quinze kilomètres les rivages du lac de Tunis à La Goulette. Dans un article de l’époque, intitulé «Vingt jours à Tunis», l’écrivain Paul Arène en a laissé la description suivante :
«Le voyage est plaisant entre Tunis et La Goulette par le chemin de fer Rubattino, sorte de tramway à vapeur, primitif et commode, avec ses lourds wagons disgracieux, mais ouverts au grand air et munis de plateformes où l’on circule. A droite, la lagune sablonneuse peuplée d’oiseaux d’eau (flamants roses), à gauche, des coteaux bas, sur lesquels les nuages promènent leurs ombres, plantés d’oliviers trapus au feuillage dru et qui ne s’argentent pas au vent comme les oliviers de Provence».
Les gares de La Goulette et de Tunis-Nord se ressemblaient comme deux jumelles, avec leur long hangar en bois curviligne, propre à évoquer le ventre de quelque monstrueux cétacé. Le billet coûtait en troisième classe un franc pour l’aller-retour, 65 centimes pour l’aller simple. Un souffle démocratique paraît avoir suggéré en 1897 la création d’un train de voitures découvertes, dit « train économique», moyennant 40 centimes l’aller-retour. La «populace» l’avait surnommé «train douara». Ce dernier terme désigne en boucherie la viande de dernière qualité, la seule que le pauvre avait le pouvoir de s’acheter. Le petit train à vapeur, Tunis-Goulette-Marsa, communément appelé de nos jours TGM, avec à l’époque son prolongement jusqu’au Bardo, est passé de main en main. Construit en 1869 par une entreprise espagnole, il fut cédé en 1871-76 à une compagnie anglaise, puis mis aux enchères et ainsi adjugé à la Compagnie italienne Florio-Rubattino. Après de laborieuses négociations, il fut rétrocédé à la «Compagnie française des chemins de fer» dite alors «Bône-Guelma», pour échoir en dernier lieu, en 1908, à la «Compagnie de tramways de Tunis». Celle-ci commença l’électrification de la ligne en faisant poser les rails tout au long de la berge nord du chenal et en y faisant circuler des voitures refusées par le Métro de Paris. La création de ce type d’exploitation donna lieu auprès de la population à des réactions diverses et curieuses. Des naïfs colportaient que se faire transporter sur une sorte de pont bordé d’eau de chaque côté donnerait aux usagers le mal de mer. D’autres, s’estimant plus avisés, soutenaient que jamais la berge n’aurait pu supporter le poids des rames en marche et qu’au premier voyage, le train s’enfoncerait en plein lac, engloutissant tous les passagers. Le plus surprenant fut que cette dernière thèse cocasse était étayée par une campagne de l’hebdomadaire catholique de l’époque L’Avenir, journal qui ne tarda pas à disparaître… Ironie du sort, son titre, abandonné, fut repris quelques années plus tard par le Parti communiste. Mais on voyageait aussi sur des «vaporini», embarcations à 50 centimes l’aller-retour et 30 pour un aller simple.
Pour ce qui est de la bourgeoisie, par contre, la mère de famille et ses demoiselles, afin d’éviter la promiscuité du transport en commun, utilisaient le landau fermé à quatre places qui, traîné par deux chevaux, mettait une heure et demie pour accomplir le trajet par la route.
Tout le monde s’arrêtait à La Goulette. En effet, la ville de La Goulette a toujours été une ville très importante et, également, le siège de l’administration. La Goulette et ses alentours étaient administrés par un Caïd-Gouverneur ayant autorité sur un vaste secteur s’étendant jusqu’à La Marsa. Un tel essor était dû à la nouvelle Délégation. Dix nations avaient leur représentant à La Goulette, indépendant du personnel consulaire accrédité à Tunis : Allemagne, Autriche-Hongrie, Belgique, Danemark, Espagne, France, Grande-Bretagne, Italie, Pays-Bas, Suède, et Norvège. Le Protectorat y avait installé le siège d’une Justice de Paix autonome à compétence étendue, qui fut conservée jusqu’en 1941, date de son remplacement par des audiences foraines de Tunis-Nord. L’armée aussi y avait détaché deux compagnies de ligne, une du génie et l’autre du train. Le Trésorier Payeur Général y maintint ses bureaux jusqu’à l’inauguration du port de Tunis en mai 1893, avant de les transférer de la capitale à Bab-Menara, jusqu’au moment de la fusion de sa haute fonction avec celle de Receveur Général des Finances de la Tunisie.
Et pour être en thème avec la situation pandémique que nous sommes en train de vivre actuellement, il est à noter qu’au moment où on assistait à l’arrivée de voyageurs en provenance d’un pays contaminé ou suspecté d’endémie, la Direction de la santé publique, constituant à l’époque un service important, avait son lazaret sur le promontoire au-delà du Kram, ensuite le malade était transféré dans un quartier de la forteresse de La Goulette. Comme de nos jours, les malades étaient gardés quelque temps en observation, avant d’être rendus à la liberté. Notons que La Goulette servit plus d’une fois de lieu de refuge aux Tunisiens fuyant l’épidémie ou l’émeute. Ce fut le cas, notamment, lors du choléra qui sévit dans la capitale en 1865. Le directeur de la santé publique, comme d’ailleurs tous les médecins à demeure à La Goulette, jouissaient d’une grande popularité.
Quand on dit que l’histoire se répète comme autrefois, comme toujours…